Les jouets, ces vecteurs de stéréotypes sexistes
Il est évidemment difficile de se rendre compte de l’influence directe que peuvent avoir les jouets sur l’avenir des futurs adultes, et surtout, sur les relations femmes-hommes. De simples jouets pourraient-ils déterminer la façon de se comporter, le choix de métiers, la manière de voir la société et de se voir soi-même chez les jeunes enfants ? En examinant les rayons des magasins, les couleurs, le packaging des jouets, les pub, les catalogues, on constate qu’il y a bel et bien une conséquence entre le fait d’offrir des jeux roses et bleus, et celui de constater que plus de 75% des tâches ménagères sont faites par les femmes, que seuls 8% des techniciens sont des femmes, et que 87% des filles pensent qu’elles sont davantage jugées sur leur apparence que sur leur compétence.
Le sens commun nous invite à remarquer que des évolutions certaines se sont profilées depuis plusieurs années : auparavant, aucun homme ne prenait part à la vie de la maison, ni à l’éducation quotidienne des enfants, aucune femme n’était présente dans les professions techniques ou scientifiques. Des ouvertures – sans provoquer de grandes révolutions – sont notables, donc. Or il reste bien des résistances. Et s’il est un domaine qui n’a pas évolué (voire même a régressé !), c’est celui du commerce des jouets. Jamais il n’y a eu autant de jouets, jamais ils n’ont été autant porteurs de stéréotypes.
Des constats accablants
Tous les jouets et leurs supports marketing foisonnent de clichés : de la jolie princesse à la bonne ménagère, tout est réuni pour faire des filles de sages petits êtres qui n’auront de vocation que celle de faire plaisir aux autres, et surtout aux hommes. Les garçons, eux, auront plus de choix : entre construire et créer, ils pourront aussi jouer aux super-héros et pulvériser leurs voisins. Deux mondes ressortent, binaires, asymétriques, complètement cloisonnés, sans autre interaction entre eux que celle de la séduction. Et là encore, on remarque que la démarche est à sens unique : il s’agit pour la fille de plaire au garçon, de se conformer à l’image qu’il veut voir d’elle (imposée par la société), et non l’inverse.
Faut-il alors s’étonner des « résultats » ? Entre jouets d’imitation : aspirateurs, balais, ustensiles de cuisine… pour faire « comme maman », et jouets sexualisant les petites filles avec du maquillage disponible dès trois ans (!) ; comment leur permettre de réaliser que non, leur seul rôle dans la vie n’est pas simplement d’être belle ou de s’occuper de la maison ?
Comment s’étonner que 97% des secrétaires et 90% des aides-soignant-e-s soient des femmes ? Qu’elles représentent seulement 15% des policiers, pompiers, militaires ? Infériorisées professionnellement, elles le seront aussi personnellement : dans la course à la beauté (17 millions de femmes dans le monde ont eu recours à la chirurgie esthétique en 2014, contre 3 millions d’hommes ; le magazine Grazia a révélé qu’une femme dépensait en moyenne 12 600€ dans sa vie pour se maquiller), mais aussi dans la répartition des tâches. Double journée et inégalités : les filles intériorisent très tôt qu’elles sont « meilleures » pour s’occuper des enfants (64% des filles de 7 à 12 ans le pensent, contre 2% des garçons), pour cuisiner (63% contre 3%), et sont plus attentionnées (56% contre 3%). Il est donc « normal » de les retrouver dans ces statistiques 20 ans plus tard.
Les jouets : puissants outils de reproduction de l’ordre genré
Ainsi, tous ces types de jouets entretiennent chez les petites filles un idéal dont la vocation est de prendre soin des autres, d’entretenir le foyer et de plaire aux hommes. Une éducation qui correspond à une quasi négation de l’être humain qui est né fille, puisque seul le regard masculin peut valider son existence et la rendre – supposément – heureuse.
Face à cet apprentissage de la passivité, de la douceur et de la séduction; le miroir inversé : la construction de la virilité. Sciences, technique, conquête, puissance, violence : un florilège de jouets mettant en avant la force, l’intelligence et la créativité des garçons. Un homme doit être fort, se battre, développer son esprit, et être désintéressé de tout ce qui touche à la maison. Les jeux d’extérieurs sont privilégiés, laissant la cuisine, le ménage, la décoration et les enfants (occupations de seconde zone) aux filles. Être un bon père et avoir un espace de vie propre semblent bien dégradants aux yeux de la société, et des concepteurs de jouets.
Les rôles différenciés des femmes et des hommes sont de fait renforcés ; les stéréotypes séparent les filles des garçons en les empêchant de partager leurs jeux, créant et maintenant ces deux mondes dans une asymétrie qui les oppose, infériorisant l’un pour valoriser l’autre. A l’âge où les enfants construisent leur vision du monde et leur identité, quel service leur est-il rendu en divisant ainsi leur espace et leur univers ? Comment s’étonner alors du clivage ambiant entre rôle des filles/rôle des garçons, où les interconnexions sont rares et l’incompréhension règne ? Quand une partie du monde est poussée à s’exprimer et à communiquer, pendant que l’autre est forcée à ne rien montrer et à multiplier les attitudes violentes ?
Doit-on s’étonner que 97% de la population carcérale soit constituée d’hommes quand sont vendues armes et tenues de combat pour que les garçons puissent « jouer » à la guerre ? Qu’une femme meure tous les trois jours en France sous les coups d’un homme ?
Il n’est pas vain de le rappeler, l’égalité et le vivre-ensemble se construisent dès le plus jeune âge.
La reproduction du monde adulte : la construction du soi.
Dans sa construction du « soi », l’enfant reproduit le monde des adultes par le jeu, les jouets étant alors nécessaires pour matérialiser la démarche de l’enfant, et ils sont utilisés de manière différenciée quand l’enfant est à la recherche de sa propre identité. Les jouets sont des stimulants, qui vont permettre à l’enfant de se divertir et de s’éveiller, et donc de se développer.
Mais le plus puissant stimulant est son contact avec la réalité et, surtout chez les enfants de 3 à 6 ans, dans le spectacle de l’activité des adultes. Du fait de l’inégale répartition des tâches ménagères, le jeune enfant est plus souvent témoin de l’activité des femmes que celle des hommes ; ce qui explique le penchant des filles pour le jeu symbolique et le succès des jouets qui évoquent des tâches traditionnellement « féminines ».
Ainsi le rappelle Mona Zegaï – sociologue et spécialiste du sujet : « un jouet est rarement genré en lui-même ». Si un aspirateur, voire un poupon, sont destinés aux filles, c’est par différents signaux véhiculés par les adultes (parents, fabricants, professionnels de la petite enfance), qui jouent un rôle déterminant dans la détermination des jouets « pour filles » et des jouets « pour garçons ».
De plus, les photographies d’enfants qui illustrent les catalogues ou les emballages des jouets et qui mettent ceux-ci en situation sont autant d’indicateurs du sexe de l’enfant auquel est destiné le jouet : une petite fille qui fait du repassage, un petit garçon qui effectue une expérience scientifique, une petite fille déguisée en princesse, un petit garçon déguisé en super-héros.
Parce qu’il s’agit bien de cela : d’images, d’informations, de représentations, que les supports marketing des jouets renvoient. Et les marques et leurs distributeurs l’ont bien compris.
Une règle marketing : la différenciation des jouets, pour deux fois plus de profits
Pour multiplier les ventes, une règle marketing est devenue incontournable : la segmentation du marché. Guidés par le profit, les marchands de jouets n’ont pas d’intérêt à encourager la neutralité. Prenons l’exemple du vélo : une sœur « voudra » un vélo rose, pour le frère il sera hors de question de jouer avec un « vélo de fille », les parents rachèteront donc un autre vélo. La question se serait-elle posée si le vélo avait été vert ?
Pour les Playmobil et les Lego, même combat : on voit émerger des collections estampillées « Friends » où les filles se retrouvent entre elles, pour se faire belle et faire des cupcakes. Les garçons eux, continuent d’inventer, de créer et de construire. Et pour mêler définitivement les stéréotypes à l’absurde, même le Monopoly est désormais genré !
Rajouter à cela les rayonnages des supermarchés, noyés dans le rose et le bleu, les publicités où l’œil est bombardé de ces couleurs sans équivoque, où l’oreille n’entend qu’une voix douce, niaise et sensuelle pour présenter les jouets de filles, et une voix forte et agressive pour ceux des garçons : un brillant cocktail marketing pour diviser les genres !
Afin d’y voir plus clair dans tout ce commerce coloré, Astrid Leray (1), fondatrice du cabinet de formation Trezego, a étudié (décortiqué !) dix catalogues de jouets parus pour Noël 2013. L’échantillon examiné était constitué de quatre catalogues de grandes surfaces, cinq catalogues de magasins spécialisés et un catalogue de magasin « bien-être et loisirs » ayant un rayon jouets important, soit un total de 1 580 pages. Il est ressorti de cette étude que la moitié des catalogues avaient des rubriques « filles » et « garçons », cette distinction pouvant être plus implicitement exprimée par des termes détournés tels que « Encourager les champions/Faire rêver les princesses ».
Au top des jouets genrés, ce sont trois enseignes qui se partagent un affligeant podium : Intermarché, Auchan et Carrefour ; dont les catalogues pullulent de clichés, d’images stéréotypées et de couleurs binaires. Seuls les magasins U ont défrayé la chronique en 2013, en proposant des situations diverses, sans cliver les rubriques filles/garçons, où un garçon joue à la poupée, une fille au basket.
En définitive, un seul catalogue, selon Astrid Leray, segmente ces rubriques par tranche d’âge et sans aucun code couleur – celui d’Oxybul.
Par ailleurs, il semble qu’en 2014, certains ont compris et ont suivi l’exemple : les supermarchés Cora proposent un catalogue qui en finit avec les pages genrées et qui classe les jouets par âge et thématiques : Catalogue Cora.
Mais c’est malheureusement un cas isolé, malgré la mobilisation (rare !) des pouvoirs publics : un rapport sénatorial de 2014, qui reprenait les travaux de Mona Zegaï, appelait pourtant les professionnels à s’engager, par une charte, à « supprimer des catalogues, magasins et sites internet la signalétique ‘garçons’ et ‘filles’ pour leur préférer des rubriques par type d’activité ou par âge ». En rappelant que les jouets peuvent « contribuer à renforcer – ou à susciter – des inégalités que l’on retrouvera plus tard dans les comportements des hommes et des femmes, tant dans la sphère intime que professionnelle » (2).
Or quand on se tourne vers l’extérieur, on constate que d’autres pays avancent sur le sujet, plus rapidement, et plus efficacement.
Des initiatives bienvenues qui viennent contrecarrer les stéréotypes
Des campagnes sont menées depuis 2013 dans plusieurs pays : « No Gender December » en Australie – soutenue par le Parti des Verts, « Let Toys Be Toys » au Royaume-Uni, les catalogues « dégenrés » en Suède, et les publicités de l’enseigne ToyPlanet qui fait sensation en Espagne – où filles et garçons partagent leurs activités sur le papier glacé, sans codes couleurs (3) :
D’autres images, d’autres représentations sont donc bien réalisables, et encouragées.
Cependant, dans le travail de déconstruction des stéréotypes, une notion vient invariablement freiner le processus, et orienter assurément l’achat des jouets : le « choix » des enfants. Une petite fille veut absolument la dernière poupée à la mode, un petit garçon se damnerait pour l’arme de super héros qui vient de sortir.
Mais peut-on réellement parler de « choix » des jouets par les enfants ?
Des choix très guidés
Le jouet est une marchandise. Le plus souvent pensé par les adultes à partir de ce qu’ils estiment plaisant ou adéquat pour l’enfant, il est conçu surtout selon des critères commerciaux : on fabrique ce qui se vendra (grand exemple d’actualité avec les jouets marquetés de La Reine des Neiges) et ce sont les adultes qui achètent…
Aussi, il s’avère que beaucoup d’adultes ont encore la vision « poupée et dînette pour la fille », et « voiture et bricolage pour le garçon ». Or il s’avère également que toutes les filles auront besoin, à certains moments, d’une voiture ou d’un marteau dans leur vie, et que tous les garçons doivent savoir pouponner et préparer un repas.
De plus l’adulte – parent, enseignant, professionnel de l’enfance – exerce, autre que de par l’imitation, une influence certaine dans le choix des jouets de l’enfant : en émettant des remarques (« tu ne vas pas jouer à ça, c’est pour les filles ! / pour les garçons ! »), des suggestions, des conseils. Notons que l’adulte va avoir plus de réticences à laisser jouer un garçon à des jouets conçus pour les filles, qu’inversement. Là encore, bien qu’il soit plus ou moins bien vu qu’une fille joue à des jeux de garçons (puisque ces jouets-là sont forcément valorisants pour le développement de soi) – même si elle sera immédiatement taxée de « garçon manqué » ; il est toutefois attendu d’une fille qu’elle se fasse moins remarquer et qu’elle fasse moins de bruit que les garçons.
L’adulte donc, inconsciemment, en établissant un cadre défini du jeu de l’enfant, du fait de sa propre vision du monde adulte et biaisée de l’enfant, guide clairement le choix de ses jouets.
Des ludothécaires ont remarqué que ce sont notamment les pères qui seraient plus attentifs à ce que leurs fils respectent les normes de genre du fait de la peur d’une homosexualité latente – il est vrai que c’est bien connu, l’homosexualité « s’attrape » en jouant à des jeux où sont privilégiés la communication et les soins ! Alors que la question de l’orientation sexuelle des filles n’est pas posée.
Ainsi, « que les jouets français préfigurent littéralement l’univers des fonctions adultes ne peut évidemment que préparer l’enfant à les accepter toutes » (4)…
Enfin, précisons que plus les enfants sont petits, plus l’écart est mince. En effet, on constate que les jeux pour les tout-petits sont les mêmes pour les garçons et filles. De façon générale ces outils ludiques (jeux de construction, animaux, jeux qui roulent) sont peu porteurs d’images qui se veulent masculines et féminines. Mais en grandissant, l’écart se creuse de façon inéluctable : dès 6 ans, les enfants ne jouent plus ensemble, l’effet clivant et asymétrique des jeux et de leur représentation ayant complètement opéré, pour ne plus créer de compatibilité et d’association (autre que dans un but de future séduction) entre le monde des filles et celui des garçons.
Un regard en arrière, pour voir que rien n’a bougé, ou si peu…
Lorsque l’on regarde les jouets attribués aux enfants il y a juste cent ans, on observe que les garçons sont apparentés aux moyens de transports tels que les vélos, les voitures, les avions, alors que les filles se retrouvent face aux poupées, ainsi que tout ce qui en découle, kitchenette, habits ou autres. Tout comme les attitudes parentales de l’époque, les garçons sont associés à l’extérieur, alors que les filles sont reliées à l’intérieur, du moins aux travaux de ménage et de pouponnage.
Dans les années 30 et 60 les travaux élaborés aux États-Unis et en Grande-Bretagne montrent un clivage certain entre les jeux des deux sexes : plus de jeux calmes, plus disciplinés, plus « sociaux » pour les filles, et plus de jeux bruyants, d’activités sportives et de compétition pour les garçons.
Les publicités des années 80 ont provoqué un léger sursaut (pour la marque Lego, on peut voir des affiches montrant une fille et un garçon jouant ensemble à construire des monuments, sans codes couleurs outranciers), bien vite stoppé.
Aujourd’hui, le constat est sans appel : malgré de minces évolutions de la part de quelques fabricants et vendeurs, le monde des jouets est non mixte. Et chaque enfant se voit réduit de 50% de ses capacités : aux filles l’intime et le relationnel, aux garçons la place active dans la société.
En plus de stéréotyper les genres, le marché des jouets régresse et opère un come-back aux années 50.
En commençant dans la vie avec de telles restrictions, comment assurer aux enfants un avenir avec les mêmes chances, dans un monde équilibré et égalitaire ?
« L’égalité est un apprentissage : en choisissant aujourd’hui les jeux de nos enfants, nous contribuons à construire la société de demain » (5).
(1) Astrid Leray, Stéréotypes et jouets pour enfants : la situation dans les catalogues de Noël, Rapport Trezego 2013. http://issuu.com/trezego/docs/trezego_etudecataloguesnoel2013
(2) Rapport Sénat 2014 sur l’importance des jouets dans la construction de l’égalité entre filles et garçons
(3) http://verne.elpais.com/verne/2015/11/02/articulo/1446451058_959107.html
(4) Raymonde Caffari, Les jeux, jouer pour grandir, Revue Petite Enfance n°63, 3/1997, Suisse
(5) Journal OLF Octobre 2013